Par tradition familiale, Pascal Doquet met le vin en bouteille en avril, mois charnière entre les travaux d’hiver et le début de la saison viticole. Plutôt que de « mise », on parle, en Champagne, de « tirage ». Ce dernier n’étant pas l’ultime acte de la vinification pour un vin effervescent. Retour sur les assemblages du champenois.
Faire naître un nouveau vin par l’assemblage
Le vin de l’année va être enrichi par ses prédécesseurs, et avec une seconde fermentation, on assiste à la naissance d’un nouveau vin ! L’histoire du champagne est indissociable de cette tradition d’assemblage de nos cuvées, utilisant une bonne part de vins de réserve. Sans doute cette tradition s’est nourrie des difficultés liées à la position de la Champagne, longtemps la plus septentrionale pour la culture de la vigne. Nos vins plus acides qu’ailleurs et nos fermentations languissantes ont été des conditions favorisant cet allongement de la vinification sur plusieurs années et des sources de réserves de levures encore actives pour une nouvelle fermentation printanière. À l’équinoxe, 54 échantillons de vins de 2023 et une douzaine de vins de réserve sont analysés et dégustés en amont de notre dégustation d’assemblage. Il faut avoir les gencives en bon état ! Cette dégustation aide à bien percevoir la typicité de l’année, et à vérifier la bonne santé de nos vins de réserve. Ceux-ci sont déjà les porteurs de l’histoire du domaine. Il m’avait fallu redémarrer à partir de la récolte 2012 les réserves perpétuelles que j’avais constituées depuis mes premières vinifications en 1995. Celles-ci ne pouvaient en effet pas être certifiées biologiques après l’introduction des règles de vinification biologique en 2012. J’avais donc conservé presque la totalité des récoltes 2012 et 2013. Et j’ai commencé avec la récolte 2014 mes nouveaux assemblages de cuvées multi-millésimées dont je conserve chaque année environ la moitié de l’assemblage après le tirage.
Des réserves perpétuelles sur lies
Nous élevons ainsi une « réserve perpétuelle » pour chacune de nos cuvées Blanc de Blancs. Pour la cuvée Horizon, issue de nos terroirs des Coteaux Vitryats, cette réserve reste dans une grande cuve en acier émaillé (un contenant assez commun en Champagne avant le développement de l’acier inoxydable). Je prends en moyenne la moitié du vin de cette cuve pour l’assemblage mis en bouteilles. Depuis 2014, je n’ai vidé qu’une seule fois ce contenant pour observer la qualité des lies. Maintenir nos vins de réserve sur lies m’est indispensable. Je considère la lie comme le « sol du vin ». Une petite partie de lies fraîches va être introduite lors du remplissage de la cuve dans les heures qui suivent, avec quand même une petite dose de 15 mg/L de sulfites pour contrebalancer l’entrée d’oxygène inévitable due au pompage . Nous sommes familiers en Champagne de ces longs élevages sur lies en bouteilles avant le dégorgement. Si l’on a confiance dans la qualité des raisins, dans la population des levures indigènes de nos vignes se développant dans un biotope sain, alors l’histoire peut se poursuivre. Et ce, en bénéficiant de l’autolyse des levures procurant plus de résistance à l’oxydation et apportant une richesse organique à nos « vins clairs », expression consacrée en Champagne pour nommer les « vins de base » de nos assemblages. Nos vins ne sont ni collés, ni filtrés avant d’être tirés. Une petite dose de bentonite assurera simplement la clarification en bouteille.
Des fûts jamais vides
Pour nos deux autres Blanc de Blancs, Arpège (trois terroirs Premiers Crus de la Côte des Blancs) et Diapason (uniquement le Grand Cru du Mesnil sur Oger), les réserves perpétuelles vont quitter les cuves où elles ont été placées pendant la vendange pour cinq mois d’élevages dans les fûts dans lesquels nous avons conservé les lies des vins nouveaux. Elles retourneront dans les cuves quand nous viderons et nettoierons nos fûts pendant les vendanges pour démarrer la vinification de la nouvelle récolte. Là encore, nous récupérerons une bonne partie des lies pour le deuxième « bâtonnage » annuel. De cette manière, nos fûts ne sont jamais vides plus de quelques jours. Le meilleur moyen pour les conserver en bon état !
Dégustation d’assemblage
Lors de la grande dégustation d’assemblage en famille, nous avons plaisir d’accueillir, Mathilde, l’œnologue qui assure le suivi de nos vins au labo, accompagnée, depuis deux ans, de sa jeune assistante Lucille. Il est bon d’avoir ainsi une appréciation extérieure lors des choix que nous allons faire concernant l’utilisation des vins de la dernière récolte et les proportions de réserves. Toutes nos cuvées ne sont pas systématiquement réalisées tous les ans. Nous avons par exemple choisi de ne pas élaborer notre rosé Anthocyanes, ni notre Cœur de Terroir millésimé du Mont Aimé cette année. Le guide est toujours la qualité du raisin, et l’intensité du vin.
Élevage en bouteilles
Plutôt fourmis que cigales, les Champenois ! Notre tradition de longs élevages va se poursuivre en bouteilles dans nos caves. Les Champenois ont beaucoup développé leurs forces à partir de leurs handicaps et faiblesses. Un des atouts a été la facilité de creuser les caves dans la craie profonde sur lesquelles se sont installées les Maisons de Champagne, qui ont su d’ailleurs, en tirer un grand avantage commercial et marketing avant l’heure. J’ai la chance d’être un héritier de cette histoire grâce à mon grand-père maternel, André Jeanmaire, qui nous a transmis de très belles caves traditionnelles qu’il avait acquises à Châlons en Champagne. Nous pouvons y élever entre quatre et cinq années de production en bouteilles dans la fraîcheur et l’humidité constantes. Grâce à cette liberté d’espace nous proposons de longues maturations sur lies, à l’instar des grandes Maisons. Actuellement, nous dégorgeons, quelques mois avant leur commercialisation, nos cuvées millésimées 2009. Nous avons même poursuivi 16 ans cette maturation pour le premier millésime 2004 de notre nouvelle cuvée parcellaire du Mesnil.
Réserve interprofessionnelle
Avec notre tradition d’assemblage et de mise en réserve, et grâce à notre organisation interprofessionnelle très forte, nous avons développé dans notre cahier des charges de l’AOC cette capacité d’adapter, en juillet, la part de récolte mise en marché chaque année, par rapport aux ventes réalisées les douze derniers mois. Cela se fait parfois dans la douleur, comme en 2020, lorsque la quantité de 8 000 kg/ha a été décidée, alors qu’une récolte, très belle et qualitative, était dans les vignes. Mais cette régulation a historiquement porté ses fruits, assurant à l’opposé, de « débloquer » collectivement des quantités mises en réserve lors de surchauffe des marchés, comme au tournant du millénaire par exemple. Cette possibilité de mise en réserve a été progressivement augmentée jusqu’à représenter maintenant une récolte moyenne de 10 000 kg/ha. Un gel important, un accident climatique majeur entraînant une grosse destruction de récolte, par exemple en 2021 avec le mildiou, peuvent être largement compensés par un déblocage individuel de la réserve d’un vigneron, lui assurant une régularité de ses revenus, s’il est vendeur de raisins, ou une possibilité de mise en bouteille ordinaire. Pas de meilleure assurance récolte !
Exemple à suivre ?
Je pense que l’exemple champenois pourrait être avantageusement adapté dans d’autres régions viticoles. Dans celles où un système de 15 % de VCI (volume complémentaire individuel) a été introduit, commencer de produire des vins non millésimés est peut-être une idée à creuser, pour utiliser cette petite réserve et initier les consommateurs à une autre approche d’un terroir ? Tant que la traçabilité est accessible sur l’étiquetage, la confiance reste de mise !
Pascal Doquet
(crédit photo : P.Doquet)
Le partage de pascal : fermentation et oxygène
À l’opposé des pratiques pour les vins tranquilles, nous avons besoin d’oxygène dans les vins pour réussir nos « prises de mousse », la deuxième fermentation en bouteille. Lors des assemblages des cuvées, un soutirage à l’air est pratiqué, par le bouillonnement du vin en sortie de cuve dans un bassin. De la même manière, il nous faut aérer les levains que nous allons développer pendant cinq jours à partir d’une levure sélectionnée, de vin et de sucre bio. Pour le sucre, nous pouvons depuis plusieurs années utiliser celui issu de betteraves bio, mais, malheureusement, la filière betterave bio française a du mal à se développer et notre sucre provient d’Allemagne. Mais c’est quand même plus cohérent que d’utiliser du sucre de canne qui traverse les océans. Pour le pompage du vin aéré, j’utilise une astuce afin de ne plus perdre de vin par débordement après que le tuyau de pompage s’est échappé du bassin à cause des vibrations, ou qu’il s’est collé par effet ventouse sur une paroi du bassin. J’utilise sur mes tuyaux un raccord de 50 mm en Y, qui les leste suffisamment et laisse toujours un orifice libre pour le vin.